TROISIÈME PARTIE
Mars
1
Les années passèrent sur Mars, presque deux fois plus lentes que sur Terre, mais elles n’en apportaient que plus de transformations.
Le visage de Mars changeait avec les saisons.
Il y eut d’abord le moment où des hommes de la Terre débarquèrent, nombreux, et bâtirent leurs villes, leurs usines, leurs dômes et leurs maisons, portant l’étoile bleue du Projet. Ils pestaient contre la faible pesanteur, contre la rareté de l’eau, la ténuité de l’air et l’obligation de porter un masque, mais ils savaient que cela n’aurait qu’un temps et leur confiance pouvait se lire dans leurs yeux. Noirs, jaunes, bruns ou roses, ils firent venir leurs femmes et leurs enfants et ils apportèrent sur Mars les habitudes de la Terre, les spectacles, les livres, les chants et les modes de la Terre.
Ils apportaient surtout l’air de la Terre sur Mars. Et durant ces six années de la Terre, presque trois années de Mars, les grands navires-grappes acheminèrent l’oxygène liquide tiré des mers de la Terre jusqu’au voisinage de la planète rouge. Dans les premiers temps, des navettes transportèrent le liquide argenté jusqu’à la surface de la planète. Puis on se contenta de le déverser dans le vide après une légère décélération, et il tombait, obliquement, vers le sol, et s’échauffant, se vaporisait et se mêlait en un arc-en-ciel perpétuel aux brouillards secs de la planète.
Il semblait que ce travail ne dût jamais avoir de fin. Les hommes de Mars levaient les yeux vers le ciel empli de présages et secouaient la tête. Mais les hommes de la Terre ne perdaient pas confiance. Et il advint, selon leur volonté, des prodiges qui emplirent les hommes de Mars d’étonnement et parfois d’effroi.
Il y eut le second hiver, le moins rigoureux qu’on ait jamais observé depuis le début de la colonisation, grâce aux grands réflecteurs que les hommes de la Terre avaient installés pour transformer en un gaz vivifiant le liquide mortellement glacé que transportaient leurs navires-grappes.
Il y eut la couleur du ciel qui d’une saison sur l’autre se modifia, tout particulièrement aux lever et coucher du soleil. Du bleu marine, le ciel vira au bleu roi. L’aurore et le crépuscule s’adoucirent ainsi que les ombres du jour. Et cela n’était que le commencement.
Il y eut que les coptères volèrent plus facilement et plus haut dans l’air de Mars qu’ils n’avaient jamais fait. Il y eut les tempêtes exceptionnelles du second printemps qui auraient pris beaucoup de vies si les techniciens venus de la Terre n’avaient multiplié les avertissements et volé au secours des imprudents.
Il y eut les baromètres qu’on installa en grande cérémonie dans toutes les villes de Mars, reliés directement à l’extérieur des dômes et qui témoignaient de la montée lente, inexorable, de la pression, avec les jours, avec les mois, avec les années. Au point que certains voulurent sortir sans masque à l’aube de la troisième année et se retrouvèrent sur le sol, les poumons déchirés par une braise ardente, le visage bleui, les yeux pleins de larmes et dans le cœur ce terrible essoufflement qui résulte d’une pression atmosphérique encore inférieure à celle régnant sur les plus hauts sommets de la Terre, et ils furent les premiers à avoir senti passer entre leurs lèvres sans en mourir le nouvel air de Mars, à avoir humé un bref instant l’odeur de l’air de Mars, comme glacé encore de son long séjour dans l’espace.
Il y eut les grands avions argentés qui semèrent silencieusement une substance invisible sur les déserts de Mars avant que le vent jeune et neuf, puissant, sifflant, hurleur, chuintant et sournois, fraîchement importé de la Terre, ait eu le temps d’emporter la poussière et de recouvrir les villes, les hommes et les machines, de nouvelles dunes. Les hommes de la Terre enchaînèrent les déserts de Mars, étalèrent du sommet du mont Olympus au cœur de la plaine d’Argyre un immense filet moléculaire destiné à prendre au piège le sable qui les recouvrait et à fixer les graines qui y seraient un jour semées.
Il y eut le premier nuage de l’histoire de Mars depuis des centaines de millions d’années, un nuage chargé d’eau et non plus de sable, un vrai nuage comme on en voit sur Terre, un nuage soufflé dans le ciel par un navire qui venait d’un des pôles de la Terre.
Il y eut la première pluie de Mars, durant le troisième été. Une pluie fine et légère comme un brouillard, qui ne tombait même pas verticalement, que le moindre souffle emportait, qui ne mouillait pas encore.
Mais cette pluie tomba sur les déserts de Mars que les hommes avaient emprisonnés sous leur impalpable filet de molécules polymérisées, et en une nuit, les lichens se développèrent. En un jour, ils partirent à l’assaut de continents entiers. En une semaine, ils changèrent la couleur de la planète, vue de l’espace.
La semaine suivante, ils étaient morts. Ils avaient bu en une fois, avidement, toute l’eau que les hommes leur avaient accordée. Mais en pourrissant, en se desséchant, sauf aux endroits où toujours ils avaient vécu, ils formèrent le premier humus de Mars.
Le premier en tout cas de l’histoire humaine de Mars.
Et sur cet humus, un jour, les hommes de la Terre firent pousser des plantes importées de la Terre. La pression était encore inférieure à celle qui règne au sommet de l’Himalaya et la température et l’humidité n’étaient pas très favorables. Mais les agronomes savaient depuis des siècles modifier les caractères génétiques des plantes, et sur la Terre même, des végétaux avaient survécu dans des circonstances à peine plus favorables.
Après les herbes vinrent les insectes. Les hommes de la Terre acclimataient sur Mars plantes et animaux avec des précautions infinies. Ils se souvenaient d’une grande île où l’on avait introduit jadis une espèce qui s’était multipliée avec tant d’enthousiasme qu’elle avait fini par devenir indirectement un danger pour les hommes. On avait dû en installer une autre qui avait détruit la première mais qui s’était mise à son tour à pulluler au point de représenter une nouvelle menace, et ainsi de suite.
Ainsi, tandis que le ciel de Mars bleuissait, les collines de Mars commençaient à verdir. Le gaz carbonique était relativement abondant dans l’air martien et les plantes venues de la Terre étaient friandes de carbone. En quelques décennies, elles contribueraient à assainir l’air de la planète. En même temps, elles accomplissaient une chose que leurs ancêtres n’avaient jamais été capables de faire sur Terre. Elles allaient chercher dans le sol l’oxygène fixé sous forme d’oxydes et elles le libéraient au creux de leurs stomates.
Et tout doucement, la planète rouge devenait une planète verte. Elle ne serait jamais une planète bleue comme la Terre, faute d’océans, mais elle serait la planète verte, celle du rêve des forêts. Et les hommes de la Terre comme ceux de Mars commençaient à considérer avec impatience les dômes, et leurs masques, et à se demander quand enfin ils pourraient les abandonner et se promener librement, le visage nu, le long de ruisseaux murmurants.
Mais pas tous les hommes de Mars.
Car certains examinaient le ciel et s’effrayaient ou s’irritaient de le trouver à chaque saison plus clair. Certains grommelaient des imprécations à l’adresse des herbes que le troisième été avait apportées. Certains exécraient les insectes, et la pluie, et les filets invisibles qui recouvraient les dunes.
Ceux-là maudissaient l’avenir de Mars. Mais surtout, ils haïssaient les hommes de la Terre.